Juste avant de me rendre place de la Victoire, ce samedi 17 mai, une chose ou plutôt une phrase m'avait marqué en regardant la vidéo de votre performance à Angoulême réalisée si ma mémoire est bonne, 3 jours plus tôt.
Une question que vous pose une adolescente : " Monsieur, est-ce que je peux vous jeter des oeufs ? " Quelque chose comme ça.
C'est votre travail : vous allez me donner une explication sociologique, quand, je suis un mec primaire, ça m'a fait amusé. Qui ne dit mot consent. Je sais, vous allez vous offusquer et argumenter : " Je n'ai pas dit oui, allez-y, jeter moi le premier oeuf !" Sans doute mais si ces vieux dictons ont la vie aussi dure et traversent les siècles, c'est qu'il y a une raison. Vous l'avez admis, vous aussi, la foule, quoique souvent imbécile, a parfois raison.
Etait-ce mon panama, le cahier de notes que je portais à la main et l'appareil-photo dans ma poche arrière ? Nombre de témoins vinrent me poser la même question que cette Charentaise. J'ai l'habitude, ça fait trente ans que je porte le chapeau.
En 90 ou 91, j'allais avec ma chérie de l'époque, pour la première fois au Musée d'Orsay. Y étaient exposés des tableaux de Van Gogh que j'aime vraiment beaucoup dont celui de sa petite chambre à Arles qui me fascine depuis toujours. Là, à quelques mètres de moi. " T'es content de toi ? C'est complètement débile" me dit ma douce et tendre lorsque je revins vers elle." Cela avait duré moins d'une minute. Sans doute une alarme allait se déclencher, la maréchaussée débouler mais je n'ai pas réfléchi, l'impulsion était trop forte : Du bout des doigts, avec infiniment de délicatesse, j'ai touché ce tableau de Van Gogh. Sans l'indifférence générale.
Ces gamins ce samedi de mai étaient alignés à se tordre les mains à en brûler d'envie, de rire, un peu, aux dépens de l'adulte. Il y avait là le fils de mon buraliste et il avait soif, la limonade promise comme une carotte, dépendait du jet du premier oeuf. Loin, beaucoup plus loin en arrière, bien plus vieux que le souvenir d'Orsay, je revois ce matin, mon tout petit frère Philippe, le nez au ras des chocolats, lors des fêtes de Noël; chez Saunion, à Bordeaux. Vous êtes Angoumoisin et ignorez sans doute, que, située, depuis des lustres, dans le Triangle chicos de Bordeaux, allées Tourny, Saunion est une institution du cacao vendu à prix d'or. Je revois le regard de mon petit frère qui aurait fait pleurer une pierre. Mais pas le coeur-le réglement c'est le règlement- de la vendeuse à qui ma mère venait pourtant de laisser pas mal d'argent et qui refusa de donner le moindre chocolat à mon frangin.
Je ne suis pas un intello, monsieur Pujau. Ce matin, j'ouvre simplement les vannes qui pourraient expliquer, l'entorse faite à ce métier que je pratique depuis 1989. Expliquer l'impulsion. C'est vrai : nous ne saurons jamais si l'indifférence des passants bordelais eût perduré sans cet oeuf que je brisais sur le pavé de la place. Mais tâchons, si vous le voulez bien, de voir, le côté positif des choses, le "sunny side of the street" comme le chantent les jazzmen d'Outre-Atlantique. Aurions-nous eu cette discussion, referai-je ce matin, resurgir des images enfouies si loin dans mon passé, sans ce geste, certes, peu professionnel, mais putain ( ponctuation de la région) qu'est-ce que ça faisait du bien ! Vous êtes un garçon très intelligent, Jérémie Pujau. Si si. Mais, de grâce, la vie n'est pas une théorie, mettez-y un peu de fantaisie. Vous vous souviendrez de ce samedi de mai à Bordeaux et je ne l'oublierai pas.
J'ai cassé cet oeuf en place publique, comme je suis allé en dépit de toute rationalité et quant-à-soi gardé de bon aloi, touché, une fois dans ma vie, un tableau de Vincent van Gogh, dans un musée. Vous avez 30 balais. j'espère que dans dix ans, vous sourirez volontiers de l'incident.
Encore une fois, méfiez-vous des Robespierre qui sont persuadés d'avoir raison infuse. Admettre que le postulat - je résiste à tout sauf à la tentation, disait Oscar Wilde- de votre performance, est ambigü, est-ce trop exiger ? Mourir pour des idées, d'accord mais de mort lente, comme le chantait le père Georges. Ce recul et cette dérision que j'ai ancré, viscéralement, m'interpellent : allons nous rester brouillés plus longtemps pour une histoire d'oeufs ?
Xavier Dorsemaine
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