(texte à mettre en parallèle avec la première vidéo)

Des œufs, un podium et un personnage qui se stigmatise, vous tenez la recette de l’œuf. Diverses vidéos de la performance et toujours. Toujours, quoi ? Toujours le même mécanisme qui se met en œuvre, tel les différents rouages d’une montre. Un homme caché derrière un masque grossier sur un podium attend. Il attend faisant face à une table sur laquelle trônent trois plaquettes d’œufs. Il attend que quelque chose se passe, semble-t-il. Des œufs sont en face de lui, juste à la distance d’un jet. Et si nous en jetions juste un. Que se passerait-il ? Quelle limite cela ferait-il dépasser ? Il est si facile de jeter un œuf sur quelqu’un qui n’attend que cela !
Il nous nargue de son masque. Il n’est plus un individu mais un signe qui le dénonce comme différent. Différent de quoi ? Différent de moi d’abord. Je ne porte pas de masque lorsque je suis dans la rue. Je ne me tiens pas sur un petit podium. Je n’attends pas dans la rue. Quand je suis dans la rue, je marche, je me dirige vers un point donné. J’exécute ma pensée. Je suis celui/celle qui fait ce qu’il/elle pense faire.
Cependant, je suis celui/celle qui, dans cette rue que je connais, voit un objet incongru. Un être se tient, qui se maintient sous un masque face à moi. Il n’est plus un être, il est un signe. Et moi, que suis-je ? Je suis un être puisque je suis en action. Je me dirige d’un point x à un point z. Il est là, qui me nargue, quand je vais d’un point x à un point z.
Mais il n’est pas seul. Ils sont là aussi, mes potes et ceux qui me regardent. Et eux me connaissent, que diront-ils si je ne fais rien ? Ils regardent eux aussi les œufs, et le masque. Et puis me regardent. Et si je ne fais rien, que penseront-ils ? Que serais-je à leurs yeux ? Rien. Je perdrais donc mon existence. Qu’est-ce qu’un œuf à jeter ? Rien. Serais-je moindre qu’un œuf ?

 

Les œufs sont jetés. L’artiste en est couvert. Que s’est-il passé ? La vidéo est montrée. Qu’en retenons-nous ? « Moi, je ». Deux pronoms dans une phrase. Un peu trop pour une phrase sans action réalisée, car la plupart du temps elle se construit ainsi:

« Moi, je n’aurais pas lancé d’œuf ».*

Est-ce réellement l’action qui, ici, serait importante ? Le verbe n’existe que pour éclaircir le choix qu’aurait fait l’interlocuteur. A l’exception de cet appui sur le pronom à la première personne « Moi », l’analyse de la phrase est limpide. Le sujet est l’énonciateur, l’action, le jet ou non-jet de l’œuf – dans l’éventualité où l’énonciateur se serait trouvé sur les lieux. Mais qu’en est-il du cœur de la phrase, la répétition de la première personne du singulier ? Elle inverse thème et rhème**. Ce n’est plus le prédicat qui porte le propos de la phrase, mais cette double occurrence de la première personne du singulier « Moi, je ». La langue française ne supporte pas la répétition du pronom en utilisant le même cas, ou la même désinence. Avant le verbe nous ne pouvons trouver que le pronom « je » sous son reliquat de nominatif ou le pronom « me » qui sera soit pronom réfléchi, soit COD. Et le « moi » ? Il s’agit bien sûr d’un datif, devenu aujourd’hui COI ou bien COS, c’est-à-dire, destinataire de l’action. Mais ici ? Ce « Moi » dans le « Moi, je » que nous connaissons si intrinsèquement, n’est autre qu’un reliquat d’une désinence oubliée si peu utilisée : le vocatif. Celui que l’on appelle de ses vœux, celui que l’on dénonce. Surgit le souvenir d’une locution latine, d’abord citée par César : « tu quoque, mi fili ! » dernier cri de César qui meurt, assassiné par Brutus, son fils adoptif. Qu’est-ce que ce « tu », simple vocatif, accolé au « mi fili »*** ? Le pronom sert d’appui au « mi fili » qui est décliné en vocatif. Et si le « tu » était aussi un vocatif ? Trace d’une situation de communication : un énonciateur et un récepteur du message. Et la situation d’énonciation. Cette récurrence de la même personne n’est pas une réelle récurrence. Elle opère un glissement. En français, la locution est couramment traduite par « Toi aussi, mon fils ». Le pronom réifie « le fils » et le réduit à un lien filial se chargeant d’un substrat éthique et moral, désapprouvant une action qui n’est pas énoncée. Que se passe-t-il dans le « Moi, je » ?

 

Le pronom « moi » transforme l’énonciateur en un tout que devrait contenir le pronom « je ». De ce fait, l’énonciateur se conçoit comme objet de l’énonciation, tandis que le « je » le repositionne comme sujet de l’action. Cependant l’action est énoncée au conditionnel, signifiant ici l’irréel.
L’association de ces trois éléments : Moi+je+conditionnel déplace le propos dans le fantasme. Mais quel fantasme ? L’énonciateur sujet est réduit par l’énonciateur réifié. Il n’est plus qu’un objet qui se proclame acteur d’une action qui ne peut avoir lieu pour lui. Il transpose sa participation dans l’irréel, d’où l’absolue nécessité de s’affirmer et de se positionner.

 

La performance sépare l’humanité en deux : les participants et les non-participants. Ces derniers ont connaissance des mécanismes et rouages par les vidéos ou par l’explication du principe. Ils perdent alors leur « innocence ». Ne pas participer signifie « perdre » et crée un manque, une absence, un vide. Le manque est lié aux primes angoisses de l’individu quand la satiété donne le sentiment d’exister. Réaffirmer son « moi » n’est plus que le comblement du vide pour se prouver son existence, ne serait-ce qu’au moment de l’énonciation, ne serait-ce qu’un « moi » fantasmé.
Outre ce manque, la performance touche à l’exécrable de l’humanité : quand le groupe attaque l’individu. Bien sûr, dans la performance, l’individu n’est plus réellement un individu puisque le masque et le costume lui retirent ces caractéristiques humaines. Il n’a plus de visage et ne se meut pas. Il se désigne de lui-même comme différent et s’ostracise du groupe. Il fait violence au groupe en signifiant ne plus / ne pas lui appartenir. La différence physique et l’absence de mouvement, deux ingrédients d’une tragédie, se trouvent ici aussi réunis, à l’instar d’Œdipe, de Phèdre ou de Richard III. Dans la première tragédie, Œdipe a les chevilles percées et boite tandis que la ville est empêtrée de la peste ; dans la deuxième, Phèdre est mourante et l’on languit du retour de Thésée perdu on ne sait où ; dans la dernière Richard est bossu et s’ennuie tant rien ne se passe. La tragédie est une remise en mouvement du groupe au détriment d’une personne. Et lorsque le masque attend que se passe-t-il ? Il immobilise le groupe. Il y a donc nécessité d’une action pour que le groupe puisse de nouveau se mouvoir. L’action nécessaire est le jet d’un œuf. Action anodine s’il en est : un œuf ne peut rien contre un masque, puisque l’individu en dessous a choisi de disparaître. Seulement le non participant est voyeur. Il voit le groupe et l’individu sous le masque. Il voit la gravité de l’action, sa violence. Il saisit la nécessité de cette action. Mais la saisir signifie aussi la ressentir et ressentir l’exécrable possible de son humanité. Il devient victime et bourreau. Il pourrait être dans les deux places, quand il comprend que son rôle de voyeur l’extrait du groupe et l’ostracise à son tour. Fantasmer sa présence le soulage. Il n’y était pas et peut se tranquilliser. La récurrence de la première personne le positionne dans un endroit qu’il croit sûr et sécurisant : le fantasme.

 

 

* Si le verbe est au conditionnel, est-ce que l’action a eu lieu ? Elle n’est que son propre possible. Et puis, le verbe est-il si important dans ce type de phrase ?

** Nous l’entendons ici comme propos de la phrase.

*** Brutus n’est pas le seul à poignardé César, il y a vingt-deux autres sénateurs partisans du complot qui le poignardent.